Levain et Evolution

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Thierry
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Bonjour,

Cela fait longtemps que je n'avais pas publié de choses indigestes... mais au moins pour ne pas perdre la main... que ceux que la littérature scientifique plonge dans un profond désarroi m'excusent: on n'a pas besoin de tout cela pour s'occuper de son levain, rassurez vous

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Une lecture fort interressante de l'évolutionniste Richard Dawkins met en lumière par des expériences d'une rigueur et d'une portée considérable, ce que j'enonçait avant mon "grand silence" sur boulangerie.net, à propos des propriétés et caractéristiques de vos levains :
"Ils sont ce que vous en faites !"
Cette "évidence" m'était venue à la suite de la lecture de documents historiques dont nous abreuve généreusement notre ami et non moins référent sur le sujet, Marc Dewalque. Il s'agissait ici des levains qu'autrefois les boulangers élevaient, mais créaient rarement, or ... tous les boulangers avaient des levains bien différenciés, ce qui faisait d'ailleurs leur fierté en ce qu'ils représentaient avec leurs méthodes de panification elle aussi personnelle, la garantie d'un produit original.
Or si un petit nombre de souches de base permettaient toute cette panoplie de levains aux propriétés si différentes (organoleptique, mais aussi de levée, de résistance, de constance...), c'est bien que l'art du boulanger qui les élèves leur ont apporté quelque chose que la souche... n'avait pas.
Ou autrement dit, que l'origine de la souche n'est pas si importante que cela ! voir même marginale.

Voila l'expérience en question, ça tombe bien il s'agit de micro-organismes, elle a commencée en 1988 et... se poursuit encore aujourd'hui ! Il s'agit d'une expérience menée par L'équpe du Dr Richard Lenski, microbiologiste à l'université du Michigan. Lenski prend donc une souche d'E.coli (clones) et en 'infecte' 12 tubes à essai contenant la même solution nutritive. Les 12 lignées vont être maintenues à l'écart les unes des autres. Dans chaque 'tribu' le flacon de la veille servait à ensemencer un flacon vierge contenant la même solution nutritive, et ce, tous les jours. On passe sur les multiples conséquences et découvertes découlant de ces expériences, ou de temps à autre, des souches étaient mises dans l'azote liquide comme témoins 'préhistorique' pour que 45000 * 12 générations plus tard, ce qui représente à l'échelle humaine, un million d'année, on retienne au moins ceci : toutes les bactéries ont indépendament, grossi en taille 'corporelle', par différents moyens : en fait dans chaque flacon, la colonie grandissait jusqu'à épuisement des nutriments, puis s'installait une phase de jeune, 1/100 des rescapées étaient à nouveau transvasées dans un nouveau flacon contenant des éléments nutritifs; la chose qui s'est produite c'est que les bactéries de plus grande taille résistaient mieux au "jeune" que les petites et bientôt, par différents mécanismes, "tribu' par 'tribu', il ya eu une convergence vers des populations de bactéries géantes (par rapport a la souche clonée d'origine)
A noter que ce n'est pas la seule expérience dans l'expérience, il a été essayé différents milieu nutritifs, etc. mais tout converge et cela réalise la seule expérience 'en grandeur' et in vitro de l'évolution, on en retire :
- Les mutations se font par petits sauts (les tailles des bactéries grandissent en paliers)
- Elles convergent toutes, quelque soit le mécanisme, vers une adaptation aux conditions de vie
- Les mécanismes ne sont pas toujours différents, il arrive que 2 solutions identiques soient retenues pour 2 'tribus'
- Il est arrivé un grand saut à la génération 33000 sur une seule tribu, et d'une importance considérable : il résulte d'une double mutation (successives) dont la première était présente sur quelques souches mais sans qu'elle s'exprime, mais nécessaire à la seconde : il s'agissait de metaboliser le citrate (qu'E.Coli en principe ne sait pas faire) présent dans le milieu de culture. C'est interressant, parceque cet ensemble de 2 mutations successives n'aurait pas pu se produire d'emblée par hasard : on touche la notion de "complexité irréductible" si chère aux créationnistes... bref

On en retiendra pour nos levains, puisqu'on peut faire une parallele entre une remise en culture et un rafraichi (prendre une petite quantité pour réencemencer un nouveau milieu) que la conduite des rafraîchis (tous les paramètres) s'ils sont systématiquement reproduits, rafraîchis après rafraîchis, va changer profondément la population de microorganismes, non pas dans son phenotype, mais jusque dans son génotype ! cela peut etre long, on l'a vu, mais au bout de quelques années, c'est irrémédiable, ce qui conforte l'idée que les vieux levains ont des propriétés que les jeunes levains n'ont pas ! en ce sens que les souches dites "sauvages" ne le sont... plus du tout ! un boulanger fait de l'élevage et crée de nouvelles races sans le savoir :)

Ajouté a ceci, l'apport à chaque rafraîchi de populations nouvelles dans des proportions non négligeables (même si elles représentent 1/1000 en densité de celle d'un levain), on comprendra que l'origine de la souche n'a finalement que peu d'importance et disons au mieux au début de son "adoption" par le boulanger, mais que jour apres jour, rafraîchi après rafraîchi, il va par rapport a son art, se retrouver face a SES microorganismes et donc a SON levain, propre a lui seul. Et ceci, en parallele avec l'expérience de Lenski, commence dès la première année.
Je suis absolument et résolument sur et certain de ce que j'avance...
Jusqu'à temps que je change d'avis et que j'en pense le contraire.

Thierry
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Marie-Claire
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Merci pour cet article intéressant et qui confirme ce qu'on pensait. C'est magnifique, chaque levain est donc personnel et particulier à son éleveur. Et aussi au lieu je pense car il s'enrichit des micro-organismes présents dans le lieu.
Cela explique la raison pour laquelle la boulangerie Boudin de San Francisco est obligée de renvoyer dans ses filiales chaque mois du levain de la maison mère de San Francisco, afin que le pain ait toujours les mêmes particularités. Car le levain rafraîchi ailleurs devient ... du levain d'ailleurs. Et on ne peut faire du pain de San Francisco qu'à San Francisco.

C'est vachement intéressant car ça rejoint la notion de terroir qui est si importante pour les autres produits fermentés, comme le fromage, le vin, qui sont tous faits à partir de la même matière première mais ont des saveurs très différentes.
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